Je suis tombé amoureux d'une fille de 54 ans à l'automne
2013. Les spectateurs de cet idylle naissant étaient attendris et ne doutaient
pas d'une issue heureuse.
Des yeux bleus ou verts ou gris, bref, changeants ; un
sourire et une jovialité d'enfant.
Mais voilà, dès la première danse, j'ai perdu mon souffle au
bout de quelques tours.
Trahi par l'emphysème.
Elle était infirmière, elle a dû penser en professionnelle
que j'étais irrécupérable, irrévocablement condamné à la déchéance. Moi, je ne
le savais qu'en théorie, il me fallait encore le réaliser.
Bien comprendre que c'était un peu plus d'un amour qui
m'était refusé, mais une interdiction d'aimer qui que ce soit à l'avenir, pour
défaut de souffle.
Je savais que l'avenir me promettait de quitter petit à petit mes activités physiques jusqu'au jour où je serais totalement grabataire.
Au début de ces longues années de perte progressive
d'autonomie, on commence par éviter les rues pentues, aux arrêts trop fréquents
pour reprendre mon souffle. Puis les escaliers, donc on prend le bus plutôt que
le métro. Pour s'apercevoir que l'on ne peut plus courir attraper le bus même à
moins de cinq mètres de la porte du bus.
Je n'avais pas eu l'occasion de danser depuis des années,
l'emphysème m'a envoyé faire tapisserie en deux trois tours de piste.
Mais ce n'était pas une perte d'activité comme les autres.
Les pas de cette danse étaient les premiers vers un bonheur qui m'envahissait
déjà et qui me sublimait. Je n'avais pas éprouvé ça depuis une bonne quinzaine
d'années.
Mais la piste de danse s'est transformée en ring où la
maladie me renvoie brusquement dans les cordes, hors de souffle. Un bonheur
mort-né, de mort subite, hors de portée, interdit, et pour toujours.
Un emphysème qui étouffe aussi le cœur, ça, je ne l'aurais
jamais imaginé, il me fallait le vivre en quelques tours.
Elle a pris la décision lucide.
Je savais que son anniversaire était dans les premiers jours
de décembre. Comme elle ne voulait pas que je le lui fête, elle ne m'a pas
donné la date. Alors j'ai rusé en lui offrant une boite de chocolat "de
l'Avent" avec ce texte : "Présent
qui compte, pour un anniversaire".
Puis, pendant toute l'année 2014, elle a refusé de me dire
bonjour ni même de me regarder. Elle est directrice de la maison de retraite et
de son restaurant Émeraude où j'avais pris mes habitudes depuis deux ans. Au
bout de 2-3 mois, j'étais guéri, plus du tout amoureux. Et parfaitement
conscient que je faisais partie des morts vivants, interdit d'aimer. Juste un
tiers de respiration encore autorisé. Respirer sans espérer ni rêver de quoi
que ce soit.
Il s'en est passé des choses pendant cette année.
L'apparition d'un cancer du foie par-dessus mon emphysème. Une raison
supplémentaire pour que cela ne marche vraiment plus avec les filles.
Beaucoup plus tard, un animateur est venu organiser des
karaokés lors de repas dits "améliorés" dans ce restaurant. Je me
suis fait applaudir avec "Formidable" de
Stromae. J'y ai pris goût, j'ai préparé "The road to hell"
de Chris Rea, "My way" de
Franck Sinatra et "à l'encre de tes yeux"
de Francis Cabrel.
Mais j'ai changé quelques mots de ce dernier morceau
consacré au renoncement d'aimer pour raison de double adultère. C'est devenu
dans mon pastiche une décision d'un renoncement d'aimer pour double souffrance.
Plus personnel.
Voilà (les paroles originales remplacées sont entre
parenthèses) :
Puisqu'on ne vivra
jamais tous les deux
Pour moi c'est mieux, de rester seul (Puisqu'on est fou, puisqu'on est seul)
Pour moi c'est mieux, de rester seul (Puisqu'on est fou, puisqu'on est seul)
C'est bien moins
douloureux (Puisqu'ils sont si nombreux)
Même la raison parle à
nous deux (Même la morale parle pour eux)
J'aimerais quand même
te dire
Tout ce que j'ai pu t'écrire
Tout ce que j'ai pu t'écrire
Je l'ai puisé à
l'encre de tes yeux.
Je ne veux pas te
faire partager la peine (Je n'avais pas vu que tu portais des chaines)
À trop vouloir te regarder
J'en oubliais la mienne
À trop vouloir te regarder
J'en oubliais la mienne
Et rêvais de caresses
et de volupté (On rêvait de Venise et de libertés)
J'aimerais quand même
te dire
Tout ce que j'ai pu t'écrire
Tout ce que j'ai pu t'écrire
C'est ton sourire qui
me l'a dicté.
Tu viendras longtemps
marcher dans mes rêves
Tu viendras toujours du côté
Où le soleil se lève
Et si malgré ça, j'arrive à t'oublier
Tu viendras toujours du côté
Où le soleil se lève
Et si malgré ça, j'arrive à t'oublier
J'aimerais quand même
te dire
Tout ce que j'ai pu t'écrire
Aura longtemps le parfum des regrets.
Tout ce que j'ai pu t'écrire
Aura longtemps le parfum des regrets.
Puisqu'on ne vivra
jamais tous les deux
Pour moi c'est mieux,
de rester seul (Puisqu'on est fou, puisqu'on est seul)
C'est bien moins
douloureux (Puisqu'ils sont si nombreux)
Même la raison parle à
nous deux (Même la morale parle pour eux)
J'aimerais quand même te dire
Tout ce que j'ai pu t'écrire
Je l'ai puisé à
l'encre de tes yeux.
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