La sentinelle qui attend
"la vie est
une belle salope", c'est tout simplement une phrase prononcée un jour
par notre médecin de famille, à Montfermeil; dans les années 1963-64. Cette
phrase a marqué mon esprit de moutard, peu habitué aux "gros mots" de
la part d'un médecin. Mais j'avais compris qu'il en avait vu de belles, chez
ses malades.
Et qu'il avouait son impuissance, face aux cruautés de la vie.
Cette phrase m'est revenue en tête lorsque j'ai pris l'habitude de rendre visite régulièrement à une mémé de 81 ans, en 1999-2001, qui était atteinte d'une sclérose latérale amyotrophique : elle était de plus en plus paralysée, chaque nerf qui ne fonctionnait plus générait une nouvelle douleur lancinante.
A chacune de mes visites, oubliant quelques instants ses souffrances, elle me racontait son enfance, à Metz, pendant l'occupation.
Comment elle passait tous les jours devant la Kommandantur, jusqu’au jour où, se trompant de trottoir, une sentinelle l'avait attrapée par le col, comme un chat attrapé par le cou, pour la projeter hors de ce trottoir interdit de passage aux français. Elle ne s'en était pas rendu compte, dans les bourrasques de neige, qu'elle était sur le mauvais trottoir.
Je jetais un œil dans la pièce, pour voir s'il n'y avait pas quelque chose à ranger, une petite vaisselle à laver, tout en l’écoutant.
Un autre jour, elle continuait à ne pas se plaindre et me parle d'une autre sentinelle, en été 1944 cette fois, devant cette même Kommandantur de Metz.
Elle ne me racontait plus ses souvenirs dans son fauteuil; mais au lit, maintenant.
Une des amies de ses parents habitait de l’autre côté de la place de la Kommandatur. Avec une petite fille. Ce jour-là, la petite se balançait sur une balançoire accrochée à une branche d'arbre.
La sentinelle voyait la petite apparaître par le portail, puis disparaître derrière un mur, puis réapparaître, puis disparaître...
La mémé, Jeannette, me demande de lui masser un pied, à cause d'une douleur soudaine.
Puis elle reprend son récit.
Cette sentinelle avait peut-être perdue ses illusions sur la victoire de ce Reich qui devait durer 1 000 ans. Elle avait peut-être perdu une fille lors d'un bombardement en Allemagne.
En tous cas, elle était dotée d’un petit esprit, cette sentinelle de la race supérieure, qui attendait la relève. Elle pensait peut-être avec rage que cette petite fille à la balançoire de race inférieure faisait partie des futurs vainqueurs.
Dépit. Jalousie, ennui surtout.
Je ne sais pas, je pensais à tout cela tout en massant le pied de Jeannette, mais il était sûr que cette sentinelle s'ennuyait ferme, dans ses pensées noires, alors que cette petite s'amusait en riant.
Jeannette continue son récit :
- elle épaule, vise, la petite disparait, réapparaît, elle tire..
Elle crie, un peu.
J'avais massé un peu trop fort.
La balle s'était fichée dans l'arbre, la mère crie et récupère la petite pour s'engouffrer dans la maison.
Aujourd'hui, la petite a peut-être 80 ans.
La sentinelle a peut-être été tuée quelques semaines plus tard. Ou jamais, mais elle n’est certainement plus de ce monde.
La sclérose a été, elle, implacable dans son travail.
Je m'étais renseigné sur cette maladie, un médecin m'avait dit que le nouveau médicament qu'on lui avait prescrit, était donné dans les 3 derniers mois.
Le sort cruel s'est terminé comme prévu.
Mais si "la vie est une belle salope", lorsque c'est l'humain qui décide, est-ce encore la vie qui est la vraie salope ?
La sentinelle n'a pas choisi de naître en Allemagne hitlérienne.
La petite n'a pas choisie d'avoir été "ratée".
Ce n'est pas l'homme qui a inventé la sclérose latérale amyotrophique.
Ce ne sont pas les militaires qui créent les guerres, ils la font.
Ce sont bien les politiques qui créent la cruauté.
Mais si donner le jour à son bébé est aussi le condamner à mort, chacun de nous convoque une sentinelle qui attend.
Parce que dire "C'est la vie", c'est savoir que la vie est une sentinelle qui attend.
Et qu'il avouait son impuissance, face aux cruautés de la vie.
Cette phrase m'est revenue en tête lorsque j'ai pris l'habitude de rendre visite régulièrement à une mémé de 81 ans, en 1999-2001, qui était atteinte d'une sclérose latérale amyotrophique : elle était de plus en plus paralysée, chaque nerf qui ne fonctionnait plus générait une nouvelle douleur lancinante.
A chacune de mes visites, oubliant quelques instants ses souffrances, elle me racontait son enfance, à Metz, pendant l'occupation.
Comment elle passait tous les jours devant la Kommandantur, jusqu’au jour où, se trompant de trottoir, une sentinelle l'avait attrapée par le col, comme un chat attrapé par le cou, pour la projeter hors de ce trottoir interdit de passage aux français. Elle ne s'en était pas rendu compte, dans les bourrasques de neige, qu'elle était sur le mauvais trottoir.
Je jetais un œil dans la pièce, pour voir s'il n'y avait pas quelque chose à ranger, une petite vaisselle à laver, tout en l’écoutant.
Un autre jour, elle continuait à ne pas se plaindre et me parle d'une autre sentinelle, en été 1944 cette fois, devant cette même Kommandantur de Metz.
Elle ne me racontait plus ses souvenirs dans son fauteuil; mais au lit, maintenant.
Une des amies de ses parents habitait de l’autre côté de la place de la Kommandatur. Avec une petite fille. Ce jour-là, la petite se balançait sur une balançoire accrochée à une branche d'arbre.
La sentinelle voyait la petite apparaître par le portail, puis disparaître derrière un mur, puis réapparaître, puis disparaître...
La mémé, Jeannette, me demande de lui masser un pied, à cause d'une douleur soudaine.
Puis elle reprend son récit.
Cette sentinelle avait peut-être perdue ses illusions sur la victoire de ce Reich qui devait durer 1 000 ans. Elle avait peut-être perdu une fille lors d'un bombardement en Allemagne.
En tous cas, elle était dotée d’un petit esprit, cette sentinelle de la race supérieure, qui attendait la relève. Elle pensait peut-être avec rage que cette petite fille à la balançoire de race inférieure faisait partie des futurs vainqueurs.
Dépit. Jalousie, ennui surtout.
Je ne sais pas, je pensais à tout cela tout en massant le pied de Jeannette, mais il était sûr que cette sentinelle s'ennuyait ferme, dans ses pensées noires, alors que cette petite s'amusait en riant.
Jeannette continue son récit :
- elle épaule, vise, la petite disparait, réapparaît, elle tire..
Elle crie, un peu.
J'avais massé un peu trop fort.
La balle s'était fichée dans l'arbre, la mère crie et récupère la petite pour s'engouffrer dans la maison.
Aujourd'hui, la petite a peut-être 80 ans.
La sentinelle a peut-être été tuée quelques semaines plus tard. Ou jamais, mais elle n’est certainement plus de ce monde.
La sclérose a été, elle, implacable dans son travail.
Je m'étais renseigné sur cette maladie, un médecin m'avait dit que le nouveau médicament qu'on lui avait prescrit, était donné dans les 3 derniers mois.
Le sort cruel s'est terminé comme prévu.
Mais si "la vie est une belle salope", lorsque c'est l'humain qui décide, est-ce encore la vie qui est la vraie salope ?
La sentinelle n'a pas choisi de naître en Allemagne hitlérienne.
La petite n'a pas choisie d'avoir été "ratée".
Ce n'est pas l'homme qui a inventé la sclérose latérale amyotrophique.
Ce ne sont pas les militaires qui créent les guerres, ils la font.
Ce sont bien les politiques qui créent la cruauté.
Mais si donner le jour à son bébé est aussi le condamner à mort, chacun de nous convoque une sentinelle qui attend.
Parce que dire "C'est la vie", c'est savoir que la vie est une sentinelle qui attend.
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